LA PRESSE EN HAÏTI

Chasser les mauvais esprits

GRAND-GOÂVE, Haïti — La rue qui mène à la petite église pentecôtiste, au cœur du village, est caillouteuse. Trop étroite pour une voiture. On s’y rend à pied ou en mobylette. À l’intérieur, une dizaine de fidèles récitent des prières à la lueur des cierges. Dans la pénombre, on remarque deux femmes en retrait. Enchaînées.

Recroquevillée dans un coin, Judive Milord, 38 ans, a le regard fixe, sans expression. Elle reste ainsi, immobile, pendant un moment. Puis, elle se lève et se dirige vers la sortie dans un léger tintement métallique. Son pied se tend, stoppé par la chaîne. « Si on ne l’attache pas, elle peut marcher jour et nuit sans s’arrêter. Confuse, elle s’endort là où elle est rendue », confie sa mère, Josette Signet.

Depuis 15 ans, sœur Casi accueille dans son église des villageois persécutés, généralement frappés d’un sortilège satanique, dit-elle. Des gens qui n’ont plus toute leur tête. « Je les protège du mal. Je prie et j’attends que Dieu me révèle la nature du problème », explique la femme, rencontrée après une journée de jeûne. Malgré l’étroitesse des lieux, il lui arrive d’héberger jusqu’à six personnes à la fois dans la salle commune. Des hommes et des femmes, sans distinction.

Assise sur un petit matelas, Roseline, 19 ans, écoute les prières d’une oreille attentive, sans se préoccuper de sa chaîne.

« Elle est arrivée il y a cinq mois, victime d’une attaque satanique. Elle était très mal en point. Grâce à nos prières constantes, elle va de mieux en mieux. »

— Sœur Casi, qui estime que Roseline sortira sous peu

Judive, elle, vit enchaînée depuis trois ans. Elle entend des voix, son visage s’anime. Elle marmonne et gesticule à l’intention d’interlocuteurs imaginaires. « Quand elle est médicamentée, il lui arrive d’être bien, comme avant », assure sa mère. La maladie est apparue il y a 20 ans. « C’est arrivé soudainement, durant la nuit, comme un cauchemar. Elle criait, elle se débattait, elle parlait de son père disparu. » À l’époque, la jeune femme a été hospitalisée pendant trois mois au centre Mars and Kline, de Port-au-Prince.

La médication de Judive doit être revue. Mais, pour sa mère, le voyage vers la métropole, à plus de 60 km, est peu envisageable. Elle n’a pas de voiture et le comportement de Judive, parfois agressive, est trop imprévisible. De toute façon, elle n’a pas l’argent pour se procurer la médication appropriée à long terme. « Judive est malade, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un sort », confie-t-elle. Faute de mieux, elle prie tous les jours, sa fille à ses côtés. C’est tout ce qu’elle peut faire.

UNE COLLABORATION ESSENTIELLE

« Encore aujourd’hui, en Haïti, on a tendance à expliquer les problèmes de santé mentale par des forces surnaturelles », indique le psychiatre Louis Marc Jeanny Girard. La religion teinte le quotidien des Haïtiens. C’est encore plus fort depuis le séisme de 2010. « On assiste aujourd’hui à une augmentation des cultes religieux. On voit de plus en plus de pasteurs, de nouveaux leaders religieux. » Une façon d’apaiser la souffrance psychologique, d’amoindrir le désespoir.

En Haïti, le catholicisme, le vaudou et les diverses traditions protestantes évoluent côte à côte, en harmonie. Les croyances religieuses et les pensées mystiques s’entremêlent et donnent lieu à des pratiques de guérison.

« La nature a horreur du vide. Si on ne sait pas ce qu’est la santé mentale, on s’expliquera les choses autrement. Si on souffre d’insomnie, on croira que c’est un mauvais ange qui nous empêche de dormir. »

— Le psychiatre Roger Malary

Ainsi, les personnes en détresse consulteront, non pas un psychiatre, mais un pasteur, un médecin feuille, un boko (sorcier) ou une matrone (sage-femme qui pratique la magie). Des guérisseurs de tout acabit occupent le terrain laissé vacant par les professionnels en santé mentale, exposant les plus vulnérables à la maltraitance, à l’extorsion. « Ils font du shopping et, après avoir tout tenté sans succès, ils nous consultent, référés par leur tradipraticien », explique le Dr Girard, qui insiste sur l’importance d’une collaboration entre la médecine traditionnelle créole et la médecine occidentale. Il donne d’ailleurs des formations en santé mentale à des leaders religieux.

CHASSER LES MAUVAIS ESPRITS

Luctor Charles est houngan (prêtre vaudou) depuis 32 ans. Dans son modeste temple aux couleurs pastel, il accueille des gens en détresse, possédés par des esprits maléfiques, dit-il. Au moins cinq personnes viennent frapper à sa porte tous les jours. Mais de novembre à mars, les demandes bondissent. « Ce sont les esprits qui en décident ainsi », précise-t-il, en guise d’explication.

Selon la nature et la sévérité des sorts, il concocte des potions ou des pommades, il fait un rituel. Il sacrifie parfois des animaux. « On m’amène parfois des gens qui sont très agités, incontrôlables, violents. Ils peuvent lancer des pierres sur des passants. S’ils sont frappés d’un mauvais sort, j’invoque les Lwoas pour chasser les mauvais esprits. » Les Lwoas sont des divinités, les esprits d’ancêtres considérés comme des anges gardiens, mais que l’on ne doit pas contrarier.

Il insiste : jamais il ne fait usage de violence physique lors des traitements. « Je sais que ce n’est pas l’esprit que l’on frappe, mais la personne. » Parmi les houngans, certains n’hésitent pas à flageller des malades jusqu’au sang ou à infliger des brûlures qui laissent des cicatrices permanentes, rappelle le psychiatre Legrand Bijoux dans la Revue haïtienne de santé mentale. « Chaque houngan a ses particularités, mais on essaie d’uniformiser la pratique pour une meilleure qualité des soins », assure Luctor Charles. Il est membre de l’Association des vodouisants de Grand-Goâve, qui compte plus de 50 houngans et manbos (prêtresses).

Parce que le traitement peut s’étirer dans le temps et que certains malades n’ont nulle part où aller, Luctor Charles les héberge en échange d’un petit pécule. C’est le cas d’Imacula. Elle séjourne au temple depuis un mois. « J’ai été empoisonnée par des collègues envieuses, alors que je travaillais comme chef cuisinière. Elles m’ont jeté un sort. Ma jambe gauche est devenue très enflée, couverte de plaies », raconte-t-elle. Depuis, elle boit un remède et applique une lotion quotidiennement. « Je ne suis pas guérie, mais ça va mieux. » Elle a néanmoins quitté son emploi. « Jamais plus je ne travaillerai à cet endroit. »

Psychologue à Grand-Goâve, Fanel Benjamin entretient des liens privilégiés avec les guérisseurs et les leaders religieux locaux. Avec l’organisme Grosame, il organise des réunions thématiques afin de les informer sur la santé mentale. « En raison des conditions déficientes du système sanitaire, surtout en milieu rural, les guérisseurs sont nombreux. Mieux vaut partager nos connaissances, les encadrer et faire en sorte que les malades soient pris en charge correctement. » Sans maltraitance. Sans chaînes.

ETHNOPSYCHIATRIE

« On ne doit pas jeter la religion du revers de la main, mais intégrer les croyances des patients et comprendre comment elles influencent sa santé », affirme le Dr Frantz Raphaël, médecin au CLSC de Saint-Léonard et Saint-Michel, à Montréal. Il est consultant en ethnopsychiatrie (psychiatrie transculturelle). La psychiatrie occidentale et la médecine traditionnelle créole ne doivent pas être en opposition, souligne-t-il. L’individu doit être compris, selon les spécificités culturelles de son milieu, selon son vécu, précise le Dr Raphaël. « Si les croyances peuvent compliquer la pose d’un diagnostic, parce qu’elles ne sont pas toujours affirmées, elles peuvent être aidantes pour trouver une solution », dit-il.

70 % des Haïtiens pratiquent le vaudou

55 % sont catholiques, plus de 40 % sont protestants

60 000 prêtres vaudous exercent en Haïti

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.